Accueil > Actualités ultramarines > "Comment la France a délaissé les études sur le Maghreb ?" par Ruth (...)

"Comment la France a délaissé les études sur le Maghreb ?" par Ruth Grosrichard dans Le Monde Afrique

Le 21 septembre 2015 à 19h14

À lire. Un article qui va relancer des débats !

DECRYPTAGE
Comment la France a délaissé les études sur le Maghreb ?
Par Ruth Grosrichard
LE MONDE Le 18.09.2015 à 17h39



C’est un étrange paradoxe : alors que la France a tenu des décennies durant la première place dans le domaine des études sur le Maghreb, elle ne comptera plus en 2016 à l’université qu’un seul professeur titulaire d’histoire du Maghreb. Et pourtant. Depuis 2012, François Hollande n’a pas ménagé ses efforts : deux voyages officiels en Algérie, trois en Tunisie, la seconde visite au Maroc est prévue ces 19 et 20 septembre. Les objectifs affichés sont clairs : développer la coopération en matière sécuritaire et migratoire dans un contexte régional instable ; renforcer les échanges économiques ; instaurer des relations bilatérales d’un type nouveau, fondées sur le partenariat d’égal à égal et sur la reconnaissance d’un passé colonial qui reste à apurer.
La volonté de l’État français de reconnaître les moments douloureux de cette histoire commune a trouvé au moins deux illustrations : le 5 juillet 2013, François Hollande remettait à la famille de Ferhat Hached les archives des ministères des affaires étrangères et de la défense, concernant ce grand leader syndical tunisien, assassiné le 5 décembre 1952 par l’organisation colonialiste La Main rouge avec la complicité probable des autorités françaises ; le 15 juin 2015, dans une tribune signée de lui et publiée par le Quotidien d’Oran, le président déclarait : « Le travail de la mémoire n’est certes jamais achevé. Il appartient aux historiens et aux citoyens de nos deux pays de le poursuivre. C’est essentiel si nous voulons construire un avenir partagé. »
Un sévère constat de carence pour la France
Cette référence à l’histoire et à la connaissance mutuelle contraste avec le bilan que dressent deux travaux récents concernant l’état actuel de la formation et de la recherche françaises sur le Maghreb. Il s’agit d’une part de Misère de l’historiographie du Maghreb post-colonial (1962-2012) de l’historien Pierre Vermeren, paru en 2012 aux Publications de la Sorbonne ; d’autre part, du Livre Blanc des études françaises sur le Moyen-Orient et les mondes musulmans rédigé en 2014 par Catherine Mayeur-Jaouen, professeur d’Histoire à l’Inalco (Institut des langues et civilisations orientales).
Parodiant le fameux Misère de la philosophie (1847) de Karl Marx, Pierre Vermeren nous livre un sévère constat de carence pour la France. Il interpelle aussi bien la puissance publique que les institutions universitaires et scientifiques sur la marginalisation de ce champ de spécialité. Il souligne aussi la dissonance entre la pauvreté des quatre dernières décennies et le foisonnement de la période qui va des débuts de la colonisation jusqu’au « grand repli impérial post -1962 ». Catherine Mayeur-Jaouen le rejoint lorsqu’elle écrit que, des différentes aires géographiques, « le Maghreb est, avec l’Iran, la plus mal lotie dans la formation et la recherche françaises actuellement » surtout eu égard à ce qu’elles ont été et devraient être.
La période coloniale : une recherche foisonnante
En effet, très tôt, ce que l’on appelait alors « l’Afrique du Nord » – pièce maîtresse de l’empire colonial français – est l’objet de toutes les attentions des chercheurs, dans plusieurs disciplines : linguistique, sociologie, histoire, ethnologie, droit… De nombreuses institutions sont créées par les autorités françaises dans le but de maîtriser le savoir sur les sociétés indigènes et leur histoire : une « École coloniale » au sein du ministère des colonies (1895) ; l’université d’Alger (1908) ; le Centre des hautes études sur l’Afrique musulmane (1934) ; les Instituts des Hautes études marocaines (1920) et des Hautes études de Tunis (1945)… Deux autres institutions viennent compléter l’édifice : l’armée, dont les officiers acquièrent une solide connaissance des pays et des hommes grâce à leur immersion dans les territoires soumis ; et l’Église, qui crée l’ordre missionnaire des Pères blancs (1868), lequel met en place, en Algérie et en Tunisie, des centres et lance des périodiques consacrés aux études arabes et berbères.
L’ensemble fait partie de « l’orientalisme scientifique », devenu sujet à « déconstruction » voire à dénonciation, depuis les analyses d’Edward Saïd. Dans son fameux livre L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident (Le Seuil, 1978), celui-ci voyait dans cet appétit de savoir un moyen de domination destiné à soutenir le projet colonial sous couvert d’innocente érudition. Si ce jugement se défend en partie, il doit cependant être nuancé : tout inféodés à l’idéologie colonialiste qu’ils aient été, nombre de travaux produits à l’époque sont encore aujourd’hui des références. Par ailleurs, il faut rendre justice à des savants qui, tel Charles-André Julien par exemple, dans le domaine de l’histoire, ont affirmé leur liberté intellectuelle face au colonialisme et ont pu élaborer un discours historique véritablement scientifique.
Les années 1960 : place aux « pieds rouges »
Une fois la décolonisation achevée, l’héritage intellectuel de la période coloniale n’est pas resté sans suite. Dans les années 1960, une approche renouvelée des études maghrébines voit le jour. On la doit notamment à une génération d’historiens, d’obédience marxiste pour la plupart, engagés en faveur des pays libérés du joug colonial. Parmi ces « pieds rouges », citons René Galissot, Claude Liauzu, André Nouschi, Lucette Valensi dont l’influence fut marquante dans les universités d’Alger, de Rabat et Tunis ainsi qu’en métropole. Catherine Mayeur-Jaouen aussi bien que Pierre Vermeren saluent la valeur de leurs travaux. En revanche, la première souligne que ceux-ci reposent sur des sources occidentales pour ne pas dire exclusivement françaises ; l’autre déplore leur incapacité à prendre en compte le fait religieux comme élément structurant fondamental des sociétés maghrébines et, du même coup, à percevoir les enjeux d’un retour de l’islam au premier plan.
À partir des années 1980, cet abandon du religieux a donné aux politologues l’occasion d’occuper un champ d’études laissé en friches par les historiens et les islamologues, et de publier plusieurs ouvrages sur l’islamisme. Le phénomène ne touche pas que les études sur le Maghreb. En France, dans le domaine plus large des mondes arabes et musulmans, le nombre de thèses inscrites en histoire médiévale et contemporaine, en islamologie ou encore en littérature classique est dérisoire, comparé à celui des thèses en science politique, puisque le ratio est de 1 pour 20.
Ces dernières sont jugées par les doctorants plus attractives pour au moins deux raisons : elles leur permettent de travailler en français sans avoir à recourir à des sources en arabe ou dans d’autres langues « orientales », qui nécessitent un apprentissage long ; et elles leur offrent plus facilement des débouchés dans les activités très prisées de conseils et les think-tanks. Selon nos deux auteurs, la prise en charge par la science politique de l’islam contemporain, au Maghreb ou dans le reste des mondes musulmans, n’est pas un simple transfert disciplinaire.
Elle a aussi pour effet de minimiser la perspective historique. Or, comment appréhender la complexité des mondes musulmans d’aujourd’hui sans un retour aux sources, scripturaires entre autres, celles-là même auxquelles prétendent se référer les djihadistes pour justifier l’injustifiable ?
L’inquiétude manifestée par Catherine Mayeur-Jaouen et Pierre Vermeren porte tout autant sur la faible réception en France des études maghrébines menées au Maghreb. Cette faiblesse est due en grande partie à une méconnaissance de l’arabe chez certains chercheurs français concernés. Dans son rapport, Catherine Mayeur-Jaouen fait même de ce déficit linguistique en arabe, en berbère, en langues africaines pour l’Afrique noire, etc. une raison majeure du déclin constaté.
Les faits et les chiffres témoignent de manière éloquente de la précarité des études maghrébines à l’université française. Les générations formées pendant la période coloniale, n’ont pas été remplacées ; leurs successeurs, « historiens formés au feu de la guerre d’Algérie ont rarement forgé une œuvre aussi ambitieuse » que celle de leurs aînés, affirme Pierre Verneren. Pour la période plus récente, il signale le non-renouvellement des postes de plusieurs spécialistes reconnus, après leur départ à la retraite : René Galissot et Benjamin Stora à l’université de Paris 8 ; Daniel Rivet à la Sorbonne ; plus anciennement Charles-Robert Ageron à Tours ou encore Jean-Louis Miège à l’université de Provence. Même Sciences Po Paris où le Maghreb était étudié ne dispose plus, depuis 2010, d’enseignement ni de recherche sur cette aire géographique.
A en croire le Livre blanc - mis à part un professeur spécialiste du fait religieux en contexte colonial à l’université de Lyon 2 - la France n’aura plus, en 2016, qu’un seul professeur titulaire d’histoire du Maghreb, à l’université Panthéon-Sorbonne. Sans compter que les maîtres de conférences ou chargés de cours pour dispenser un enseignement en la matière sont rares. Ajoutons enfin que dans cet établissement prestigieux qu’est le Collège de France - première institution savante à s’être intéressée aux sociétés d’Afrique du Nord et à leur histoire - le Maghreb s’en est allé en 1981 en même temps que Jacques Berque, éminent connaisseur de cette région.
Un renouveau trompeur ?
Certes, le tableau n’est pas si sombre puisqu’il existe tout de même une production de connaissances sur le Maghreb dans différentes structures françaises de recherche, en France et à l’étranger. Mais, regrette Pierre Vermeren, « sans transmission directe auprès des étudiants ». Catherine Mayeur-Jaouen ajoute que l’objet « Maghreb » a perdu de sa visibilité dans la mesure où il est souvent inclus - pour ne pas dire dilué - dans des entités plus larges telles que « Monde arabe et musulman », « Mondes africains » ou en encore « Méditerranée ».
En dépit de ce tarissement, une jeune génération d’historiens a vu le jour depuis 2000 : une minorité dynamique, connaissant l’arabe, se consacre à la période médiévale ; la plupart des autres travaillent principalement sur l’Algérie et, dans une moindre mesure, sur l’immigration, trop souvent encore à partir de documents en langue française. L’ouverture, à partir de 1992, des archives publiques françaises sur la guerre d’Algérie (1954-1962) y est pour beaucoup ainsi que la réflexion initiée par Benjamin Stora dans La gangrène et l’oubli (1991), sur la mémoire de cette « guerre sans nom » que l’histoire nationale française s’est longtemps refusée à reconnaître. Il reste que – comme le résume Nadine Picaudou, préfacière du livre de Pierre Vermeren : « C’est d’histoire de France au Maghreb et d’histoire du Maghreb en France qu’il s’agit. Les dynamiques sociales internes au Maghreb post-colonial n’y ont guère de place ».
L’état des lieux a de quoi inquiéter pour un pays qui a une longue histoire avec cette région et dont de nombreux citoyens français conservent des liens étroits avec elle. Encore faut-il rappeler que les régimes autoritaires qui, à partir des indépendances, se sont installés dans les trois pays du Maghreb, n’ont pas été pour rien dans cette désaffection, en raison de leur méfiance à l’égard de la recherche en sciences humaines et sociales, aussi bien étrangère que nationale. Concernant la discipline historique, l’Algérie et le Maroc, plus que la Tunisie, ont veillé à tenir sous haute surveillance l’histoire du temps présent et les archives afférentes.
On ne peut qu’être reconnaissant à Catherine Mayeur-Jaouen et Pierre Vermeren pour leurs analyses éclairantes et richement documentées qui constituent un véritable plaidoyer en faveur d’un renouveau de ce champ d’études spécifique, appréhendé dans sa dimension à la fois arabe, berbère, africaine et musulmane. A l’heure où la France entend consolider ses liens avec le Maghreb et en renouveler les modalités, le bilan ainsi dressé nous rappelle en quoi, ici, l’histoire, soutenue par la connaissance linguistique et celle de l’islam, est indispensable à la compréhension du présent.
Ruth Grosrichard est professeur agrégée de langue arabe et de civilisation arabo-islamique à Sciences Po Paris et contributrice pour « Le Monde Afrique ».

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/09/18/comment-la-france-a-delaisse-les-etudes-sur-le-maghreb_4762870_3212.html#8J1SXFpktZ1DzpwQ.99